• Prologue


    En 2055, les uGlass, lunettes à réalité augmentée, sont le produit le plus vendu au monde. Leur créateur, Arthur Tone, directeur de la société Pear, croule sous l’argent grâce au succès de ses lunettes. Tout le monde les adore, elles ont remplacé l’ordinateur ainsi que le portable. La population mondiale tout entière est conditionnée aux uGlass. Cependant, quelques personnes résistent à cette technologie. Ils prétendent que les uGlass abrutissent tout le monde et que l’humanité court à sa perte. Mais personne ne les écoute, pourquoi ? Dans ce monde futuriste, quelques personnes saines d’esprit essayent de survivre. Suivons la longue épopée de Zazou, entièrement opposée aux uGlass, qui tente de se faire entendre.

    Chapitre 1

    Zazou gara son vélo contre la petite barrière bleue du square. Comme chaque samedi, elle se rendait au rassemblement d’une trentaine d’ados normaux, « uGlass addicts » comme les surnommait Zazou en son for intérieur. Tous assis dans l’herbe, ils jouaient à des jeux vidéos, parlaient, mangeaient, prenaient des photos. Normalement, les gens comme Zazou n’étaient pas conviés à ce genre de fêtes. Avoir des amis, ce n’était pas pour les MUSHY.
    S’il n’y avait pas eu Lena.

    Zazou l’avait rencontrée trois ans plus tôt, à la sortie du métro. C’était un soir de printemps, il faisait chaud; le train était plein à craquer. Elle avait pour habitude de sauter sur le quai à l’arrêt du train, d’un pas souple et léger. Elle n’avait pas d’amies, et s’inventait donc des petites habitudes qui l’amusaient. Sauter du train lui permettait d’une certaine manière de « s’expulser » de la foule de gens normaux qui, à travers le plastique bleu des lunettes, l’observaient d’un oeil mauvais. Mais cette fois elle avait raté son coup et s’était écrasée contre quelqu’un. C’était une jolie fille, grande et mince, avec des cheveux noirs plein de boucles. Sans ses lunettes, elle aurait été magnifique. Étalée par terre, Zazou la contemplait. Puis elle s’était rendue compte qu’elle ne portait pas ses uGlass. Elle s’était caché le visage des mains, attendant les larmes aux yeux de se faire couvrir d’insultes et de coups. Les réactions face aux MUSHY étaient excessives. Les gens se défoulaient sur eux, les nuls, les idiots qui ne comprenaient rien. Tout cela parce qu’ils pensaient différemment. « Pitié » chuchotait-elle. La fille aux cheveux noirs avaient esquissé un sourire attendri et l’avait relevée. « Je ne vais pas te frapper, ne t’inquiète pas.» Elle riait amèrement. Zazou avait enlevé ses mains et laissé apparaître un visage couvert de larmes.
    C’était la première fois qu’une personne normale lui parlait comme cela, d’une voix si douce, si pleine de bonnes intentions. Même sa mère lui rappelait chaque jour qu’elle était demeurée en saccadant bien ses mots lorsqu’elle lui parlait.
    « Je m’appelle Lena » avait dit la fille en essuyant les joues de Zazou du dos de sa main. « Zazou...» avait répondu cette dernière. Lena avait souri une nouvelle fois.
    « Je ne t’en veux pas de m’avoir bousculée, Zazou.
    - C’est vrai ? » Les yeux verts de Zazou avaient retrouvé un peu de leur pétillement. Bien qu’elle vive dans une angoisse et un mal-être constant, Zazou avait toujours les yeux pétillants. Des yeux profonds et intelligents. Mais cela, elle ne s’en doutait pas, car tout le monde lui affirmait qu’elle était idiote.

    Depuis ce jour, Lena était celle qui la défendait et la protégeait. Une amie, c’était ce dont Zazou avait toujours rêvé. Lena était d’une tendresse infinie envers tout le monde. Elle avait une voix très douce, qui réchauffait le coeur. Mais Zazou sentait tout de même un décalage entre elles deux. Lena était comme les autres, une uGlass Addict. Même si elle trouvait les mots pour parler à Zazou et la réconforter, elle passait son temps ses lunettes sur le nez, à concourir à la popularité. Elle était souvent exaspérée lorsque Zazou refusait de porter ses lunettes durant la fête du samedi, ou quand elle persistait à dire que les uGlass étaient mauvaises. Zazou savait que si elle acceptait de porter ses lunettes, elle serait traitée comme une personne normale. Elle aurait plein d’amis, vivrait heureuse et sans peurs. Mais les uGlass la révoltaient. Avant leur arrivée, la technologie était en progrès constant et les hommes vivaient heureux dans une intelligence presque commune. Ils inventaient chaque jour de nouvelles choses, dans la protection de l’environnement (les voitures à énergie solaire, les parcs naturels partout dans le monde dans lesquels vivaient toutes les espèces d’animaux) ainsi que dans la communication et le partage de données (oreillettes pour téléphones incrustés dans n’importe quel accessoire, une reprogrammation entière du Web). Les ressources de la Terre ne s’épuisaient plus et la science progressait. On aurait pu appeler cela la Grande Révolution Scientifique. Mais cet homme, Arthur Tone, était arrivé et avait fait sombrer toutes ces technologies en inventant les uGlass. Bien sûr, ce genre de lunettes existait déjà. Mais en petit nombre et avec des fonctionnalités réduites. Milliardaire, Arthur Tone avait racheté la société Pear et combiné toutes les technologies possibles et imaginables dans une petite paire de lunettes, inventant à la fois un objet révolutionnaire et un «bouffe-neurones».  Tout le monde adorait les lunettes. Elle servait à tout. Internet, visioconférence, GPS, téléphone, messagerie, appareil photo, lampe torche, écran de jeux...etc. Plus de 10 000 applications avaient été créées pour ces lunettes. Elles captaient le réseau partout, même 1 km sous terre. Tout le monde s’en servait, et tous en étaient contents. Sauf les MUSHY. Mal-adjusted to UGlass System Human. Littéralement : Humain inadapté au système uGlass. C’était principalement des enfants, car une fois adulte on se résignait à porter les uGlass, indispensables à n’importe quel travail. Les MUSHY haïssaient ces lunettes. Tout d’abord car ils ne les supportaient pas sur leurs yeux. Ceux-ci étaient sensibles et la proximité d’un écran donnaient un mal de crâne affreux. À force de ne pas porter les uGlass, les MUSHY se rendaient compte qu’elles pourrissaient entièrement le cerveau, comme une drogue, elle emprisonnaient tout le monde. Les uGlass servaient à tout, elles étaient donc utilisées partout et tout le temps. Résultat, à force de regarder cet écran, elles montaient à la tête des gens et ils devenaient stupides. Mais malheureusement, tout avait été prévu pour que ce soit les MUSHY les idiots. Le monde à l’envers. Les rares personnes saines d’esprit se faisaient toute leur vie insulter et remettre à leur place. On leur faisait suivre des psychologues et des cours particuliers. Ils étaient différents, donc dangereux pour la société. Ainsi, beaucoup de MUSHY se résignaient à devenir comme tout le monde et porter les uGlass. Les autres passaient une vie de souffrance, refusés dans les entretiens d’embauche, errants tels des fantômes, mal-aimés.
    Zazou était une MUSHY. Elle comme les autres souffrait de cela. Elle avait honte, mais elle voulait affirmer son opinion sur les uGlass, que quelqu’un l’écoute. Elle avait une amie, certes, mais elle ne l’écoutait pas. Elle était seule dans ce vaste monde rempli de uGlass Addicts.

    De grands panneaux publicitaires étaient affichés partout pour présenter le dernier modèle des uGlass. En bas de chaque panneau, ce slogan ridicule vantant l’entreprise qui fabriquait les uGlass : « Everybody is Pear » Jeu de mot ou pas, ce slogan disait vrai. Ces affiches faisaient rire Zazou. Après tout, pourquoi pas ? Laisser l’humanité se dégrader ainsi et s’en moquer de la sorte, pourquoi pas ? Mais que l’on arrête de la persécuter. Elle n’avait rien fait de mal, elle voulait simplement vivre. Vivre dans un monde réel, sans contrefaçon, sans uGlass.
    Elle entra dans le parc. Lena discutait avec quatre filles qu’elle ne connaissait pas. C’était toujours comme cela : Lena faisait de nouvelles rencontres et Zazou restait à côté de son amie, comme un poids, une intruse. Elle savait que cet endroit n’était pas sa place. Cependant elle ne voulait pour rien au monde perdre sa seule amie, même si avec elle elle ne partageait rien.
    Zazou s’assit à quelques mètres de Lena et contempla le parc. Il faisait très beau, pour un après-midi d’automne. Après plusieurs semaines de pluie, le soleil avait enfin recommencé à briller, et il éclairait désormais les trente adolescents regroupés dans le parc. Dix environ jouaient aux mimes. Ce jeu était redevenu à la mode depuis quelque temps, après la sortie de la nouvelle application : elle recherchait des noms dans nos contacts, puis en proposait un au propriétaire des uGlass. Cette personne devait mimer et les autres deviner. Quelques mètres plus loin, cinq garçons étaient allongés dans l’herbe, les bras en l’air, un volant imaginaire entre les mains. Sûrement un jeu de course, pensa Zazou. Ce spectacle lui était offert chaque semaine, et pourtant elle le trouvait chaque fois tout aussi ridicule que la précédente. Pourtant, cela ne paraissait déranger personne.
    Lena l’aperçut enfin : « Zazou ! cria-t-elle en lui faisant un signe. Viens ! »
    Elle s’approcha du groupe de filles. Toutes les cinq étaient assises en cercle autour d’un paquet de sucreries dans lequel elles piochaient volontiers en riant et papotant. Lorsque Zazou s’assit à côté de Lena, le silence se fit. Zazou regarda son amie d’un air désespéré. Celle-ci lui ordonna silencieusement de mettre ses lunettes. Lorsque le plastique se scotcha à sa peau, Zazou tressaillit.
    « T’as raison, lui lança une fille, moi aussi j’aime bien les enlever de temps en temps pour admirer le paysage. » Toutes les quatre se mirent à ricaner. Lena resta neutre.
    Zazou voulait disparaître derrière son écran. Elle avait l’habitude de ce genre de railleries, et celles-là étaient les moins blessantes, mais venant des amies de Lena, qui ne la défendaient pas, cela lui pesait sur le coeur.
    Après moult allusions de plus en plus cruelles à sa classe sociale, les filles recommencèrent à discuter comme si elle n’existait pas. Elles parlaient de l’application LOVE.  Elle permettait de classer les garçons selon notre ordre de préférence, selon qu’il était sympa, beau, musclé. Les photos accompagnées des noms s’affichaient en colonne, à côté des petites étoiles estimant tel caractère de 0 à 5. Lena et ses amies avaient mis en commun les listes, ainsi elles pouvaient comparer leurs goûts. « Moi, déclara Lena, c’est Brad que je préfère. Il a vingt petites copines en même temps, mais il embrasse super bien et il est beau comme un dieu. 5 étoiles en tout. » Le coeur de Zazou bondit en entendant le nom de Brad. C’était le garçon le plus populaire de la ville, car il était magnifique et super sympa. Il enlevait parfois ses lunettes pour parler aux gens, ou les relevait de temps en temps pour soulager ses yeux. Bien qu’il fasse partie des uGlass Addicts, Zazou était certaine que c’était un MUSHY dans le fond. Elle ne le fréquentait pas beaucoup, mais étant l’ex de Lena, elle l’avait assez vu pour en tomber amoureuse.


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  • Ébauche de roman racontant une amitié longue et semée d'embuches.

    Arrivée en sixième, j’étais une petite blonde à lunettes, timide, mal à l’aise lorsqu’elle parlait. Lorsqu’un professeur m’interrogeait, de grosses plaques rouges coloraient mon visage déjà parsemé de boutons naissants. Je portais des jeans à pattes d’éléphant, et les filles de ma classe me regardaient avec un sourire en coin, comparant sûrement leurs slims à mes jeans de garçon. J’avais des T-shirts de tissu plaqué, que d’abominables imprimés décoraient sans modestie.

    Le jour de ma rentrée, moi qui étais si heureuse de quitter mon école primaire, je n’avais pas prévu la solitude. Des bouffées de joie m’avaient assaillie pendant les vacances d’été, je flânais en me disant : je suis au collège ! Tout cela m’était monté à la tête, et je me suis retrouvée dans cette cour de récréation, seule avec mes parents, tout mon corps tremblant, tandis que le proviseur appelait un par un chaque élève pour qu’il se mette en rang. Comme chaque année, mes affaires étaient nickels. Une nouvelle classe, cela signifiait un nouveau cartable, une nouvelle trousse, des nouveaux crayons, et surtout, un nouvel environnement. Mon collège était un établissement privé, ce qui signifiait des enfants modèles et riches, du moins, c’est comme ça que je l’avais imaginé. Mais chaque école a ses démons, comme chaque homme a ses peurs. Et malheureusement les uns et les autres sont forcés de se côtoyer. Je pensais avoir vécu un enfer au primaire, mais je n’avais encore rien découvert des joies du collège.

    Le premier jour, par habitude, je me suis assise à ma table, attendant que la professeure arrive. Mais j’ai vite compris que quelque chose clochait, car tous étaient debout et attendaient. Maladroite sur mes deux jambes d’enfant, je me suis relevée, un point d’interrogation invisible au-dessus de ma tête. C’est question de respect de se lever à l’arrivée du professeur ; car contrairement au primaire, où les élèves étaient rois, c’était maintenant l’enseignant qu’on accueillait sur le tapis rouge. Premier bouleversement. Ensuite, j’ai été très étonnée par les casiers. Un espace de couloir, s’ouvrant avec une seule clé, rien que pour nous, j’étais surexcitée. A ce stade, je ne me rendais pas encore compte. En faisant le tour des visages, je me demandais qui allait bien pouvoir devenir mon amie. La grande rousse et la petite brune ? Je les avais vues au stage de la maîtrise en fin août. Elles avaient été les seules à m’adresser la parole. La grande blonde un peu forte avec le sweat rouge ? Je m’en souvenais, c’était Léa. Elle était aussi à la journée maîtrise, et je ne sais pourquoi, elle m’intriguait. Elle dégageait un calme contagieux. Je comptai les garçons. Quatre. Et tous avec des bouilles d’enfants gâtés. Comme je jugeais vite, mais à la fois comme sur ce point j’avais raison. A cet âge il n’y a point de gentleman. Ils apparaissent au lycée, mais ce n’était qu’après de nombreuses épreuves que le collège serait enfin derrière moi.


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  •  Cette nouvelle a été écrite à l'occasion du concours de nouvelles Mauves en Noir qui avait pour thème la RN13.

    Crash 

    18 octobre

     

    La tête posée sur mes genoux, enfermée dans le petit local de garde-à-vue de Neuilly-sur-Seine, je me remémore les événements de ces trois derniers jours. J'en ai connu de meilleurs, ça c'est certain. On dirait que tous les malheurs du monde me sont tombés dessus comme ça, sans prévenir, pour me punir d'une faute que je n'ai pas commise. C'est vrai quoi, je n'avais pas bu depuis plus de trois mois. Mais perdre mon boulot, ça, c'était suffisant pour me remettre à boire. C'était un petit boulot de caissière au supermarché du coin, mais pour moi c'était tout ce que j'avais. Du moins je le pensais. Jusqu'à ce que cette histoire ne commence.

     

    15 octobre, 18:30

     

    Mon patron vient de me virer sous prétexte que je suis alcoolique. Pourtant, je ne bois plus. Jusqu'à aujourd'hui. Mon licenciement m'a anéantie. Alors je pousse la porte du café de la rue et je me soûle jusqu'à la nuit noire, puis rentre chez moi en chancelant. Lorsque mon frère arrive, je suis affalée sur la table de mon jardin et me suis déjà assoupie. Je sens vaguement qu'on me secoue, puis le noir.

     

    16 octobre, 8:01

     

    C'est tôt huit heures pour se réveiller, surtout avec la gueule de bois que j'ai. Mais je ne me soucie pas longtemps de mon mal de crâne car, dans ma chambre, ma mère, mon père, Invil (la femme de mon frère), Alicia (ma meilleure amie) et trois policiers me font face. Lorsqu'on m'annonce que j'ai assassiné mon frère, je ferme les yeux. C'est impossible. 

    Je n'ai aucun souvenir de la nuit dernière. D'habitude, des images floues me reviennent, et il y a toujours des témoins pour me raconter ce que j'ai fait pendant la soirée. Ce soir-là, comme par hasard, je dormais à points fermés et j'étais seule avec Johan.

     

    Alicia s'assit à mes côtés. Elle m'explique que mes parents l'ont appelée, ils étaient terrifiés et ont demandé si elle m'avait remarqué un comportement étrange ces derniers temps. Je n'écoute  pas ce qu'elle raconte. Le choc est trop violent. Mon frère est mort, et qui plus est on m'accuse de l'avoir tué. Mais c'est impossible, impossible. J'ai le sentiment que je vais exploser. On dirait que quelqu'un m'écrase le crâne de toutes ses forces. L'air me manque. Mais personne ne semble remarquer mon malaise. Mon père me hurle dessus, des larmes de rage lui coulent au visage. Ma mère et Invil s'étreignent en pleurant. Penaude, je pose ma tête sur mes genoux.

     

    15 octobre, 21:15

     

    Le mode filature, ça me connaît. Enfiler des lunettes noires et suivre ma victime à la trace, c'est la partie la plus drôle. C'est le moment où elle est encore vivante et énergique, et comme une petite souris elle est guettée par le chat qui va venir la dévorer. Johan sort du travail. Il monte dans sa petite voiture grise et prend la route. Il ne met pas longtemps à arriver. Tout se passe comme prévu. Il va voir sa sœur qui a arrêté de boire depuis peu, pour surveiller sa désintoxication. Cela fait trois mois qu'il se rend là-bas, chaque jeudi. Il entre. Le moment excitant arrive enfin, celui où vient la mort et où elle paralyse le souffle de sa victime. Je le suis, telle un félin dans mes gestes travaillés. Johan secoue sa sœur affalée sur la table. Il a bien fait de venir ce soir, car la pauvre petite a fait une rechute. 

    On me dit insensible, peut-être est-ce vrai, mais j'ai le meurtre dans mes entrailles. Tuer permet de résoudre de nombreux problèmes. Tuer a un pouvoir que ni les mots ni un tribunal ne possèdent. J'ai mes raisons. Je ne suis pas folle. Simplement prudente. Je sors brusquement de l'ombre et assomme Johan par derrière. Il est coriace. M'attrape par les cheveux et me plaque sur la table. Nos respirations essoufflées se font écho. Il ouvre des yeux ronds lorsqu'il me reconnaît. 

    « Toi...

    - Cette fois-ci, tu ne vivras pas assez longtemps pour le raconter. » Je lui écrase le pied de mon talon, et profitant du relâchement de son étreinte, le déleste de sa ceinture pour l'enrouler autour de son cou. Le temps semble s'arrêter. 

    Un instinct de bête me traverse, l'instinct de la tuerie. L’excitation court dans mon sang. Je tire un coup sec sur la ceinture et n'entends plus que le râle de Johan qui s'effondre à mes pieds. Sa dernière expiration se fait entendre, douce, éphémère. Je respire un grand coup pour me prouver que je suis, moi, bien vivante. Et je tourne les talons, laissant tout cela derrière moi. Mon plan est parfait. Martine va me couvrir sans le savoir. Elle ne se souviendra de rien, et je vais pouvoir, en tuant le frère, faire sombrer la sœur. Dors bien Martine...

     

    17 octobre, 11:10

     

    Mes parents ont refusé que j'assiste à l'enterrement de mon frère, exécuté en vitesse et dans la plus grande intimité. L'affaire ne devait pas être ébruitée, pour ne pas jeter la honte sur notre famille. Quant à moi, j'ai pleuré tout le jour, toute la nuit. Avant de me soucier de mon sort, je devrais me soucier de celui de Johan, trahi par sa propre sœur. Mais son deuil viendra. Actuellement j'ai d'autres préoccupations. Placée en garde-à-vue, j'ai subi un interminable interrogatoire.

    Mes parents m'ont immédiatement proclamée dégénérée et m'ont dénoncée sans remords. Les policiers ont jugé ne pas avoir besoin de preuves après m'avoir fait passer un Alcootest, mais ont quand même emporté la ceinture avec laquelle Johan a été étranglé. Cette ceinture est mon seul espoir de m'en sortir. Si elle révèle l'ADN du meurtrier, alors je serais libre. Mais si on trouve mes empreintes sur l'arme du crime ? Un doute est ancré en moi. Il s'attache à ma peau. J'ai peur. Et si j'avais réellement tué mon frère ?

    18 octobre, 12:05

     

    Hier, Alicia est venue me voir. Nous avons d'abord partagé nos larmes : l'analyse de la ceinture n'a révélé aucune empreinte, sinon celles de Johan. Puis, longuement, dans la salle froide et sombre mise à notre disposition, nous avons discuté, tranquillement, comme si rien n'avait changé. C'est une véritable amie. Nous sommes très liées. Depuis de nombreuses années, malgré nos différends, malgré le jour où Johan a tenté d'abuser d'elle, elle m'a toujours soutenue. Elle est la soeur que je n'ai jamais eu. Alors que ma famille préférait mon frère à moi, que tous me lâchaient à cause de mon métier peu rémunéré et mon rapport avec l'alcool, Alicia était là. Mais ma jalousie constante envers mon frère, n'était pas une raison valable pour que je l'assassine. Alors ? Qu'est-ce que je fais ici ? 

    19 octobre, 18:03

     

    J'ai toute ma famille à dos, tous me croient folle. Ce malentendu n'arrange pas mes relations avec eux. J'ai tenté de les appeler, une dizaine de fois au moins, autant qu'il m'a été permis. Mais, chaque fois, je me suis fait raccrocher au nez. J'ai tenté d'appeler Invil, qui est une femme sympathique et qui aurait dû écouter mon histoire. Mais elle m'a tellement couverte d'injures qu'en raccrochant, mon visage dégoulinait de larmes. Personne ne me croit.

    Mon sort n'a pas encore été décidé, mais cela ne saurait tarder. En attendant, on me condamne à l'assignation à résidence puisque ma garde à vue est terminée. Dans quelques minutes, le lieutenant Rosberg me ramènera chez moi pour que je n'en sorte plus. 

    Mais j'aimerais éclaircir l'affaire, puisque la police ne daigne pas chercher plus loin. Une idée m'a traversé l'esprit : les caméras. J'habite sur la RN13, une route très fréquentée où les parisiens roulent à une vitesse folle. Cet endroit est très surveillé. Si je parviens à récupérer la cassette datant du 15 octobre au soir, je pourrais prouver mon innocence.

    Il fait déjà nuit lorsque le lieutenant Rosberg et moi arrivons au centre de surveillance de Neuilly-sur-Seine. Je monte seule le grand escalier pour retrouver un policier qui m'attend. Il met en route la cassette du 15 octobre. À 21:10, on me voit rentrer ivre morte chez moi. Dix minutes plus tard, une voiture grise s'arrête et mon frère en descend. C'est alors qu'une Megane bleue se gare juste derrière et qu'une personne toute de noir vêtue en descend. Elle vérifie qu'elle n'est pas surveillée et entre à son tour. Je retiens ma respiration. Je suis à la fois soulagée et nerveuse. Je n'ai pas tué Johan ; je n'ai rien fait contre ma volonté. Mais un frisson me parcoure lorsque j'imagine cette personne entrant dans ma propriété et tuant mon frère juste devant moi. Je m'apprête à partir lorsqu'un détail retient mon attention. Le bracelet que porte le meurtrier. C'est une chaîne en or à laquelle pendent six lettres gravées sur des  perles.  Remontée dans la voiture où le lieutenant m'attend, j'ai le souffle court. J'hésite à lui parler de ma découverte. C'est trop... C'est trop fou.

    19 octobre, 18:20

     

    Nous roulons tranquillement vers ma maison. Rosberg tente de me dérider en lançant quelques vannes, mais voyant que je n'esquisse pas un sourire, il abandonne et se met à siffloter.

     

     

    Je tente de me relaxer, d'emplir ma tête de sa mélodie. Nous sommes presque arrivés. Nous nous apprêtons à quitter la RN13 lorsqu'une voiture surgit de nulle part et nous percute de plein fouet. 

     

    19 octobre, 18:20

     

    C'était idiot de laisser Martine en vie. Elle va sûrement chercher des preuves pour s'innocenter, et malgré ma prudence, elle risque de tout découvrir. La seule chose à faire pour m'en sortir, c'est de simuler un accident. C'est un peu basique comme méthode, et risqué, mais ça marche. J'ai étudié précisément l'angle par lequel je dois percuter la voiture pour que je m'en sorte saine et sauve, contrairement à Martine. Leurs airbags ne fonctionneront pas. Cette fois-ci, mon plan va marcher.

    Martine rentre chez elle ce soir. Plus vite j'agirais, plus vite je serais tranquille. La fourgonnette noire dans laquelle elle se trouve avec un lieutenant fait son apparition au croisement de la RN13 et de l'avenue Charles de Gaulle. C'est le moment que je choisis pour agir, et, mimant à la perfection un bête accident, j'enfonce le devant de la fourgonnette. Le choc me coupe le souffle. Je scrute un mouvement dans le véhicule. Rien. J'ai réussi.

     

    19 octobre, 18:25

     

    Ma tête est lourde. Le choc m'a étourdie. Je rouvre les yeux avec douleur. À mes côtés, le lieutenant Rosberg gît, sans vie. 

    Des gens accourent sur la route, les voitures stoppent. Un gigantesque bouchon s'est formé derrière nous. Heureusement il n'y a pas d'autres blessés. Lorsque je commence à me demander comment s'est produit l'accident, et pourquoi les airbags qui auraient pu sauver la vie du lieutenant ne se sont pas déclenchés, je croise le regard du conducteur de la Megane bleue qui nous a percutés. De la haine brille dans ses yeux. Un éclair les traverse, comme une lame, lorsqu'elle me toise. Oui, c'est bien Alicia, furieuse, haineuse, qui me fixe intensément de l'autre côté de la vitre. Alicia, mon amie de toujours à qui j'ai offert un bracelet en or à son nom en signe d'amitié. Alicia, qui a tenté de me tuer.  Alicia, la meurtrière de mon frère.

     

    Tandis que la violence de cette révélation me paralyse, tandis que le froid glace mes membres, je sens la vie me quitter. Trois hommes tentent de me dégager des débris de voiture en flammes, mais il est trop tard. Alicia a gagné. 


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