• Soudain la foule

     

     La fête m’appelle. Dans la rue, je marche, marche avec tous les autres marcheurs sur les trottoirs, nous marchons et nous formons une masse compacte, une foule qui a l’haleine de la fête, qui a le potentiel humain, la potentialité souterraine d’une grande et belle fête. Une fête où nos pas s’aligneraient, où nos corps adopteraient un rythme, respireraient dans un seul souffle.

     On marcherait tranquillement dans les rues blanchies par le soleil. Soudain, et on ne saurait pas par quel signal, soudain une lueur, ou un frisson, soudain la foule se transformerait. Chacun chacune, en posant le pied au sol, interromprait son geste. On enverrait la jambe gauche en arrière comme un cheval qui rue. La jambe puis les hanches, puis les bras chargés de sacs. Tout s’animerait et les corps deviendraient mouvement. Les sacs de course s’écraseraient dans un désordre immense. Le jus de tomate au sol, première couleur sur trottoir gris. Un éclair, une respiration, et toustes on danserait.

     

     La danse serait maniaque comme à Strasbourg, les strasbourgeois en pleine famine devinrent fous, ils dansèrent à n’en plus pouvoir, à s’écorcher les pieds, il y avait quatre cent personnes dans la rue qui se mouvaient, pendant des semaines. On serait maniaques, on danserait sur les trottoirs, dans les rues, les supermarchés, sur les rond-points, dans les églises, sur les rails du tramway. La ville recouverte de nos gestes transpirerait toute entière.

     

     On allumerait des feux dans les rues et sur les places. Chaleurs urbaines, petites flammèches. Les feux danseraient avec nous. Ils nous feraient suer avec le soleil. Notre peau rougeoyante dans la fête. Des claquements retentiraient, avec le grabuge on aurait envoyé les casqués comprendre ce que les gens dans la rue fabriquaient. À peine arrivés avec matraques et boucliers, ils ressentiraient eux aussi le frisson. Soudain ils auraient dans leurs mains des tambours, et les frapperaient joyeusement. Bercés par leur rythme on continuerait à danser.

     

     Rues martelées du pas de danse, du ‘pas de problème’ il n’y a plus aucun problème puisque c’est la fête. Immeubles investis de corps, sensation de moiteur délicieuse. Ville grisée par ses couleurs nouvelles. Caisses de vin roulées hors des caves et versées dans les bouches souriantes. Plaisir liquide.

     

     Je serais là, au milieu. Tous les jours je danse dans cet espoir. Je danse sur mon lit ou dans mon salon, c’est ma prière secrète, je cultive l’espoir de la Fête. L’espoir est caché dans les perles de sueur sur mon nez, dans les notes d'une fanfare portées par le vent, dans les pieds nus d’une amie qui court sur l’herbe.

     

     Je serai là, au milieu de la cacophonie sublime. À la figure on me lancera des confettis découpés dans des cahiers d’enfant. Les tambours soulèveront ma poitrine. Je serai au milieu de l’harmonie, je serai une petite branche d’arbre, un petit miroir de boule à facettes, un pépin de pomme dans la confiture. Cette confiture d’humains c’est une promesse, nous serons le sucre bouillant, le fruit mûr qui a déjà trop attendu. Nous cristalliserons notre peau collante, nous nous collerons toustes ensemble : allez le sucre, on forme une pâte, on s’oublie, on arrête d’être un petit grain, on existe avec les autres petits grains, on reforme le sirop d’origine, on fait le trajet inverse, allez, on y est presque.

     

     Je danserai avec les autres, et la fête ira très vite. Toutes les rues résonneront de boum, boum des tambours, des musiques, des cœurs et des claquements de talons. Les mots me manqueront. Comme si la fête effaçait le langage. Je chercherai partout. Je trouverai une femme avec une bouteille d’encre.

     

     Alors, perfusion langagière, elle m’injectera de l’encre dans les veines… je penserai — bleu, — remplir page, — remplir la besace des mots, — me barbouiller le visage jusque bien au fond des sourcils, que l’encre pénètre bien ces deux petites bandes poilues qui à elles seules portent toute mon écriture, mes deux sourcils sont le paillasson du langage, qui a ses quartiers généraux juste derrière, juste là où on m’a barbouillée d’encre. L’encre pénétrera ma peau puis mon crâne, elle envahira mon langage ou bien mon langage envahira l’encre… et je m’écrierai, ça y est, j’ai retrouvé l’écriture !

     

     Et j’aurai le front bleu, je serai maquillée d’écriture, maquillée pour la fête qui bat et pulse dehors.

     

     Rassurée et sereine je regarde la femme à la bouteille d’encre. Seule à ne pas danser dans cet immense bazar, elle continue de maquiller toustes celleux qui s’approchent. Certain.e.s même saisissent la bouteille d’encre. Iels la boivent goûlument, le liquide les submerge. La bouteille se vide et bientôt l’encre a disparu, absorbée par tous les corps-éponges. 

     

     Je me détourne, y retourne, la fête m’accueille, corps brut comme une pierre que la mer n’a pas encore polie, je me frotte contre les corps dansants jusqu’à ce que la graisse de leurs peaux fasse fondre mes contours, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un seul corps de cette foule furieuse.

     

     Extase tous les jours, hors de moi pour toujours, glissée fondue dans le carnaval, je cherche à crier. Je crie au milieu du boum-boum des rires et du vent, je crie, mon cri est aspiré, son énergie est réabsorbée et je le perds, mon cri, il n'est plus à moi il est dans toutes les gorges. Les gorges crient toutes, elles inscrivent le Cri dans le carnaval. Les êtres bleuis par l’encre et rougis par le feu, grisés par le bonheur, compacts, à force de se frotter, ces êtres noircissent, se désagrègent. Je suis là, j’y suis, je me frotte aussi, et je vois mes membres s’user, à force de danser nos peaux deviennent poussière. Nous sommes ensemble, nous sommes des flocons, des grains, des miettes. Nous grattons nos couleurs, nous écorchons nos particules. Nous chauffons à blanc. Nous prenons feu. Nous sommes d’un blanc qui n’existe pas. Nous avons dansé jusqu’à l’épuisement de la couleur. Nous mélangeons nos particules. Elles forment un tas de poussière immense. La poussière continue à danser. Avec le vent. Elle s’envole.


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